Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin ou « Médée ! Je vais l’être ! »

Une variation d’après les textes d’Euripide, Jean de la Péruse, Heiner Müller, Jean-rené Lemoine, Roland Barthes et Henri Meschonnic / Compagnie Crier Gare
École Auvray-Nauroy - Paris

Date : Mercredi 29 novembre 2017
Horaires : 20h30 - 21h25
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 55 minutes
Discipline : Théâtre

Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin ou « Médée ! Je vais l’être ! »

Carlotta Wachotsh

Mise en scène et interprétation : Claudia Roussel-Ortega et Angèle Colas
Avec : Claudia Roussel-Ortega
Création sonore : Nicolas Foray

Pauvre con. Jason pauvre con. Une femme, seule. Elle attend quelqu’un. Jason l’éternel coureur. Jason pour qui elle a tout abandonné. Il ne devrait plus tarder. Il doit la retrouver. Jason pauvre con. Ils ont à parler. De leur divorce, de leur histoire d’amour. De cet amour qui aurait dû être éternel. Il faut qu’il vienne. Maintenant. Ta chère Médée t’attend. Elle est là depuis des années, des siècles. Elle espère. Elle désespère. Et le temps passe. Jason pauvre con. Salut à toi la princesse déchue ! Salut Ariane abandonnée de Thésée ! Salut Dalida, le jour et la nuit continuent de passer. Médée est comme vous maintenant. Abandonnée. Et pourtant l’espoir perdure. Il va bien finir par venir. Et elle continue d’espérer, car finalement « attendre est la seule manière de ne pas mourir ».

C’est une variation d’après le mythe de Médée que le compagnie Crier Gare a composée dans « Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin », en lice pour la compétition du Festival Nanterre sur Scène. Nous avons rencontré dans un café de Montmartre l’actrice Claudia Roussel-Ortega qui a accepté de revenir sur les origines de cette création originale.

Comment est né ce projet ?

A l’Ecole de théâtre Auvray-Nauroy, j’avais joué le début de la pièce Medea Materiau d’Heiner Müller, une magnifique réécriture de Médée. L’ami avec lequel je travaillais cette scène m’a conseillé de lire la pièce de Jean-René Lemoine, Médée, poème enragé. Les deux réécritures me plaisaient énormément, j’ai ressenti le besoin de créer une pièce à partir de ces deux textes : ils m’avaient touchée si fortement que je devais comprendre pourquoi. Explorer l’aspect dévastateur de l’attente du côté de la femme m’a émue comme je l’ai rarement été au théâtre.

Un œil de metteur en scène était nécessaire pour rejouer Médée. J’avais travaillé sur plusieurs projets avec Angèle, je savais que nous partagions le même univers, un même regard sur le théâtre et une envie commune de partir de celles que nous sommes pour créer. Nous avons donc conçu la mise en scène à deux. Ensuite, Nicolas a intégré le projet. C’est un excellent musicien, et son univers musical rejoignait notre conception du théâtre. Nous avons travaillé avec lui sur la façon dont refléter la démesure, et l’attente de Médée.

Vous vivez à Berlin aujourd’hui. Votre contact avec la conception allemande du théâtre a-t-il eu des répercussions sur la création de cette pièce ?

A Berlin, nous avons découvert un théâtre beaucoup plus physique, et j’ai réalisé qu’en tant que comédienne, j’en étais restée à une approche très intellectuelle du théâtre. Les allemands pensent que le théâtre français n’est pas assez axé sur le corps et le ressenti. Pour eux, le jeu part du corps, des sentiments. Il s’agit de transmettre les émotions dans son jeu. C’était très étonnant de découvrir cela.

Quelles inspirations textuelles sont au cœur de votre création ?

La pièce de Jean-René Lemoine, et Medea Materiau d’Heiner Müller, parce qu’ils traitent de la position de la femme amoureuse à travers Médée. Je les ai développés en interrogeant mon rapport personnel à ces lectures. Ensuite, une lettre de Rilke issue d’un recueil, sur l’attente sur l’attente amoureuse chez l’homme et la femme. Il évoque la femme en tant que figure de l’attente, de symbole de fidélité. L’homme est plus libre. Et enfin, un extrait des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.

Est-ce l’occasion d’offrir sa revanche à Médée ?

Oui, car elle attend toujours Jason, mais le spectacle lui permet de créer à partir de cette attente. Cette femme qui au départ subit cesse d’être passive pour agir et prendre son élan pour aller vers le monde. Elle part de son besoin d’un homme, se demande comment créer la fidélité, comment plaire à son compagnon. Aujourd’hui, au XXIème siècle, on trouve des coachs en amour qui discourent sur ce sujet-là dans des tutoriels vidéos : comment la femme peut-elle réagir lorsqu’elle y est confrontée ? Chanter « Vivo per lei », et « Piensa en mi », ou Edith Piaf permet à celle que j’incarne de s’approprier le droit d’aimer. Lorsqu’elle brûle ainsi, imprégnée de violence, elle revêt sa robe et rejoint le public, et déforme sans entrave le nom de celle pour qui Jason l’a quitté. Sa folie devient contagieuse, elle va jusqu’au fait de brûler cette jeune mariée. Elle reprend les choses en main, à la fin, en tissant la toile qui retrace tous les mouvements réalisés durant l’attente : la scène n’est plus qu’une immense toile d’araignée tendue entre les fils qui marquent la trajectoire de son errance. Elle a finalement laissé une œuvre derrière cette attente.

Pourquoi continue-t-elle à attendre ?

« Parce qu’attendre est le seul moyen de ne pas mourir », comme l’explique Camille Laurens, une auteure qui m’a aussi beaucoup inspirée lors de la création. Attendre maintient Médée plongée dans des fantasmes qui lui permettent de ne pas faire face à la réalité. Mais au fur et à mesure que se déroule le spectacle, son attente devient une force pour elle. Même si Jason n’arrive jamais, elle retrouve cette situation où dépendre de quelqu’un devient moteur pour elle.

Cette femme qui est sur scène, est-ce bien Médée, ou le symbole de la femme qui attend ?

C’est Médée, et cette figure de la femme qui attend.

J’ai pensé à Médée en lisant le roman autobiographique de Camille Laurens, L’Amour Roman. Elle y parle beaucoup d’amour, de sa famille, de toutes les générations et de son arrière grand-mère, qui s’est retrouvée seule face à la fenêtre, dans l’attente de l’homme qui lui ouvrirait l’accès au monde. Ce texte ne figure pas dans la pièce, mais il rejoint dans mon esprit l’idée de Barthes sur la femme.

L’idée est d’amener le spectateur à se demander si cette femme qui attend se prend pour Médée pour tromper son attente, ou si c’est vraiment Médée.

Pourquoi jouer seule ?

Les deux textes d’Heiner Müller et de Lemoine sont des monologues où Médée est seule sur scène. Müller explore le mécanisme de l’attente en coupant Médée du reste du monde, et en la plaçant dans un asile. Par ailleurs, la solitude scénique me permet de jouer sur le flou identitaire. On ne sait pas si c’est une actrice ou pas. Il était nécessaire qu’elle soit seule pour être en tension vers une chose qui n’arrive jamais.

La solitude scénique est un grand défi. Comment avez-vous conçu l’occupation de ce grand théâtre ?

En tant que comédienne, c’est un défi en termes d’occupation d’espace et en termes d’écoute de cet espace. Nous pensions jouer dans une plus petite salle. Je pensais développer un rapport de proximité avec le spectateur. Mais au final, grâce aux dimensions du théâtre Bernard-Marie Koltès, nous avons pu développer la temporalité et l’espace propres à la solitude et à l’attente. Le théâtre nous a permis d’élargir la scénographie grâce à ses éclairages et ses champs sonores. Le défi a été de créer une atmosphère de solitude sans que cela soit ennuyeux.

Quel message pour le public? Le public féminin ou masculin est-il particulièrement visé ?

Le but est d’amener le public à s’interroger sur la tension de l’attente que vit Médée, qui est présente dans la représentation des femmes à tous les siècles et aussi bien en peinture qu’en littérature. De la Grèce au Japon, la femme est chez elle et attend. On lui fait croire qu’elle a besoin de l’homme pour être entière.

Je ne voulais pas m’adresser à un sexe en particulier, mais amener à constater que cette question est réelle. La femme, même dans la société contemporaine et européenne, est prise dans un schéma où elle se dit ne pouvoir être complète qu’avec quelqu’un d’autre. Comme la princesse dans la tour qui guette son prince charmant.

Les contes de fées vous ont inspirée ?

Oui, la princesse dans sa tour, tout comme les poèmes des femmes de marin, ou encore Pénélope qui attend le retour d’Ulysse et lui reste fidèle alors que lui ne l’est pas. Emma Bovary aussi. Et dans l’ensemble, tous les tableaux de femmes qui attendent à leur fenêtre. La femme à sa fenêtre, que fait-elle ? Oui, ce sont mes sources d’inspirations.

Ces sources d’inspirations sont-elles aussi importantes que Médée dans le spectacle ?

Au départ, Médée l’était davantage. Mais progressivement, toutes ces femmes se sont mêlées et scellées à elle.

En quoi Médée est-elle une exception parmi ces femmes qui attendent ?

Elle en est une du point de vue de la violence. Il nous a semblé important de traiter de la façon dont Médée en vient à agir de façon aussi forte, mais surtout notre point de vue sur cette réaction. Cette violence est engendrée par l’attente, par la tension qui en découle, et par la volonté de se libérer de cette attente. Dans le spectacle, on ne voulait pas montrer la violence de l’assassinat. Nous voulions aborder une liberté positive qui pousse à la création, et non pas une liberté dévastatrice comme c’est le cas dans le mythe de Médée.

Pourquoi avoir nommé la pièce « Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin », en référence à la chanson de Barbara ?

Cette chanson est présente depuis le début de la création de la pièce. Je la chantais, et cette phrase « je n’ai pas la vertu des femmes de marin » évoquait l’attente féminine. Barbara dit qu’elle n’est pas de ces femmes qui ont la patience d’attendre vingt ans le retour de leur mari, tout comme Médée, qui préfère vivre telle une « morte-vivante », dans le texte de Müller. Elle ne se laisse pas abattre. Plutôt que de se suicider, elle tue.

Quelle Médée a inspiré votre jeu d’actrice ?

Aucune, vraiment. J’ai oublié de mentionner que Dalida a aussi été une source d’inspiration, mais pour la robe rouge, et une ambiance générale. Pour ses chansons telles que « J’attendrai », ou encore « Je reviens te chercher ». Ce sont davantage des paroles de chansons qui m’ont inspirée plutôt qu’un jeu d’actrice en particulier.

Quelles ont été vos inspirations en termes de mise en scène ?

Je visualisais un plateau quasiment nu pour refléter la solitude et l’attente, et pour que chaque élément ait son importance. Par exemple la robe rouge, à la fin, flotte comme le spectre de Médée. Sa présence brouille la frontière entre l’actrice et Médée, jusqu’à ce qu’elle finisse par la revêtir.

Nicolas s’est inspiré de l’atmosphère de réunions de sorcières dans la forêt pour la création sonore. Notre idée était de partir de la création sonore pour créer un espace scénique, de jouer avec tous les bruits qui m’entourent dans la salle. De poser des micros pour jouer avec les bruits que feraient des spectateurs, mais techniquement, cela n’a pas été réalisable. En contrepartie, le soir du spectacle, je réagirai aux bruits produits par le public dans la salle. Cependant, nous n’avons pas eu de véritable inspiration théâtrale pour la mise en scène.

Le dispositif scénique s’articule notamment autour d’une présence très forte des sons et lumières. Quel est le projet derrière ces effets ?

Créer une bande-son exacerbant l’attente, des sons m’entourant de tous les côtés. Insérer les bruits anodins et moindres du quotidien, pour les rendre importants. A un tel point qu’ils en deviennent méconnaissables. Le son ouvre une scène terrifiante où j’appelle mes enfants pour les tuer. Des chants de moines se déclenchent, comme lors d’un rituel grave, et tout devient oppressant.

Mais nous voulions aussi découvrir et utiliser le bruit produit par le public dans son attente, le mêler à cette scène, créer une forme d’ubiquité sonore. Tous les bruits deviennent une source de paranoïa. Lorsque l’oreille est habituée à oublier un son quotidien, elle n’y prête plus attention. Il ne peut devenir suspect que lorsqu’on est seul. L’attente crée une « hyper attention » au moindre détail.

Qu’aimeriez-vous avoir produit comme effet sur les spectateurs, à l’issue de la pièce ?

Nicolas disait en riant qu’il voudrait que les spectateurs soient touchés par la musique, et effrayés. Qu’ils se sentent de plus en plus mal à l’aise et ressentent une « inquiétante étrangeté », pour reprendre les termes de Freud. J’aimerais voir de la peur, de l’inquiétude dans leurs yeux. Les voir ne pas savoir où se situer, que ressentir, se demander où se situe la frontière entre la fiction et le réel, ne plus savoir si c’est Médée ou l’actrice qui leur parle. Il faut qu’ils soient au bord du malaise, entre le rire et l’effroi.

Que révèle ce projet de votre conception du théâtre ?

Pour nous, le théâtre part des comédiens. C’est un art vivant dans le sens où la prise de parole a pour point de départ nos questions vis-à-vis du monde, en tant qu’individus. Nous expérimentons la création à partir d’autres textes, je m’en nourris, mais nous privilégions l’écriture au plateau : je m’empare des textes sans ressentir le besoin de les respecter, pour créer un nouveau contenu.

Nous travaillons aussi un rapport direct au public. La limite entre l’acteur, le personnage qu’il joue, et les spectateurs doit toujours être en mouvement. Ainsi, nous effaçons la position du spectateur comme cet « autre » qui regarde une histoire. Il est important pour nous de créer un trouble chez le spectateur.

Votre objectif, votre rêve pour cette pièce ?

Continuer de pouvoir la jouer devant des publics très différents. Trouver des festivals hors des grandes villes, dans des villages par exemple. Voir comment les questions soulevées sur la femme seront reçues aux sein de milieux différents, faire en sorte qu’elles parlent à tous et que chacun puisse le recevoir. Comme il s’agit pour nous d’une expérience humaine très forte, nous aimerions toucher d’autres personnes.

Entretien mené par Maxine Falzetti