Misterioso 119

Misterioso 119

Affiche : Veronica Sumalavia; Photos : Michelle Piana et Brune Aulagne Barbier

De Koffi Kwahulé / OKTO
L’École du Studio d’Asnières

Date : Mardi 28 novembre 2017
Horaires : 20h30 - 21h45
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h15
Discipline : Théâtre

Misterioso 119

Affiche : Veronica Sumalavia; Photos : Michelle Piana et Brune Aulagne Barbier

Mise en scène : Laora Climent Avec : Julia Cash, Héloïse Janjaud, Cannelle Carré-Cassaigne, Laora Climent, Clémentine Billy et Constance Guiouillier
Artiste invitée : Véronica Sumalavia
Création lumière : Arthur Petit
Chorégraphie : Julia Cash
Cinéaste : Michelle Piana et Brune Aulagne Barbier
Musique originale : Balthazar Monge

Une prison pour femmes, où une nouvelle intervenante artistique pleine d'idéaux arrive pour créer un spectacle. Sa profonde conviction ? Les faire sortir de la « cage de leurs têtes ».

C'est l'histoire d'une rencontre brutale et inespérée, l'histoire d'un groupe de femmes qui n'ont rien en commun, sauf le sang qu'elles ont sur les mains. L'histoire d'un groupe, et d'une femme, du chemin qu'elles font ensemble, pour monter un spectacle.

« Faites-leur faire du théâtre, les filles aiment ça le théâtre, ça adoucit les mœurs et ça ne mange pas de pain, le théâtre, trois bouts de ficelle et voilà, le théâtre (…) ».

Si c'était aussi simple.

Que le spectacle commence, vous êtes nos invité·e·s.

Entretien

La jeune compagnie féministe OKTO se lance un défi : mettre en scène la musicalité du texte Misterioso 119 de Koffi Kwahulé auteur contemporain. Une pièce qui nous plonge dans une prison pour femmes, aux côtés de cinq détenues qui participent à un atelier théâtral. Entretien avec Laora Climent, metteuse en scène et Julia Cash, comédienne et chorégraphe.

Pourriez-vous nous parler un peu de la compagnie OKTO, de sa création et de sa démarche ?

Laora : Nous sommes toutes issues de l’école du Studio d’Asnières. On s’est rencontrées il y a deux ans et on a vraiment appris à se connaître à la fin de notre première année. J’étais assistante à la mise en scène sur le projet d’un de nos professeurs autour de l’écriture de Koffi Kwahulé. Il se trouve que Koffi Kwahulé travaille beaucoup avec des personnages féminins, des personnages qui veulent monter sur le plateau, qui veulent mordre. Du coup j’ai eu envie de monter une compagnie qui ressemble à cela ; au départ on s’est réunies pour un projet de concours, et finalement on a décidé de continuer à travailler ensemble. Mais on commence, on est encore en construction.

Julia : On est en constante évolution et c’est ce qu’on recherche. Il n’y a pas vraiment de résultat fixé mais la compagnie a déjà fait quatre représentations où on a pu se mettre à l’épreuve, se tester, se confronter au public. C’est la première fois pour nous toutes, du point de vu professionnel, que nous expérimentons le fait d’être dans une compagnie, de créer, d’adapter. C’est ça le point de départ : on était toutes débutantes, on a toutes appris ensemble et on continue.

Une question par rapport au choix du texte de Misterioso 119 : comment s’opère le choix au sein de la compagnie ? A-t-il été collectif ou est-ce celle qui a mis en scène qui a décidé ?

Laora : Là pour le coup c’est moi qui l’ai choisi : je le leur ai proposé, je suis venue avec ce texte et quelques idées. Pour l’instant, comme je suis à la direction artistique, c’est moi qui propose les projets. Mais sur un plus long terme, je pense que ça va évoluer.

Julia : Tout n’est pas tout noir et tout blanc, surtout maintenant que Laora, notre metteuse en scène est dans le jeu sur le plateau. Elle est sur les deux fronts, ce qui est difficile à gérer aussi, c’est assez particulier comme situation. Laora est très ouverte à ce qu’on propose parce qu’on est comédiennes et qu’on ne vit pas les choses de la même manière. Il y a une confiance qui s’est installée entre nous grâce à cet esprit d’équipe, ce travail d’écoute, cette habitude que nous avons de nous regarder, de nous permettre d’avoir une palette d’avis différents et de trouver celui qui fonctionne le mieux. C’est un luxe d’être un groupe, ça ouvre la marge des possibles et ça enrichit le travail.

Laora : La compagnie est une forme hybride entre la compagnie et le collectif. Même si je viens avec une idée précise de ce que je veux, en pratique cela ne donne jamais la même chose. Et à partir d’une proposition que je vais leur faire, elles vont toutes poser leur petite pierre : nous construisons ensemble.

Pour revenir sur l’écriture de Koffi Kwahulé, pourquoi ce texte en particulier ?

Laora : Parce que je trouve que c’est une écriture très difficile, très particulière, et je crois honnêtement que j’avais envie d’un défi. C’est surtout grâce à notre professeur qui a vraiment réussi à nous transmettre sa passion pour cet auteur. Et puis Koffi Kwahulé écrit pour les femmes, c’est vraiment agréable. Il s’intéresse à pleins de sujets passionnants, il compare la place des femmes d’un point de vie systémique à la place des noirs. Il dit qu’à partir du moment où tu as compris les mécanismes de pression et d’exclusion qui existent s’agissant des femmes, tu comprendras aussi tous les mécanismes de discrimination.

Julia : L’auteur laisse beaucoup de liberté avec ce texte. Il est toujours curieux de savoir comment un acteur va s’approprier son texte et son histoire, c’est-à-dire qu’il ne met jamais le nom des personnages avant les répliques par exemple.

La pièce de Koffi Kwahulé s’inspire de « Misterioso », un morceau de Thelonious Monk, le grand jazzman américain : avez-vous cherché à rendre cette influence musicale ?

Julia : La question de la musique a été très présente. La première écoute a été difficile et assez insupportable pour nous.

Laora : Comme notre première lecture du texte, en fait.

Julia : Nous nous sommes posé beaucoup de questions : qu’est-ce que c’est que cette musique ? qu’est-ce que ce serait de jouer avec cette musique en fond sonore constant ? On en est venues, grâce à la musique, à avoir cette idée de la boucle très présente dans la mise en scène, comme une sorte d’éternel retour.

Laora : Ça correspond au huis clos, car les détenues sont toujours ensemble et elles tournent en rond. Elles radotent, elles revivent la même histoire, mais avec certaines choses qui évoluent. On sait comment ça va se terminer, mais l’idée est de savoir comment on va en arriver là.

Julia : Après, concrètement, la présence de cette musique est restée assez abstraite. Elle est surtout présente dans le texte. Dans notre spectacle, personne ne l’entend concrètement. Mais elle reste présente dans le jeu et dans nos esprits.

Laora : Oui, dans la pièce telle qu’on l’a montée, il y a de la musique, mais pas ce morceau. L’influence de Thelonious Monk est davantage symbolisée par le rythme, et par ces moments rares de silence qui marquent des suspensions.

En ce qui concerne la scénographie, quel dispositif scénique avez-vous mis en place pour rendre compte de la prison, de cette idée d’enfermement ?

Laora : Nous nous posons encore des questions à propos de cette idée de la prison qui ne nous semble pas toujours suffisamment présente dans la mise en scène.

Julia : D’autant qu’on n’avait pas envie de tomber dans le cliché du milieu carcéral avec un décor précis.

Laora : Les grandes bâches noires dans le fond de scène donnent l’idée d’une vague qui les surplombe et qui va leur tomber dessus. On tente aussi de travailler l’univers musical, qui a été pensé dans cet espace étrange. Le compositeur, qui s’appelle Balthazar Monge, a travaillé sur quelque chose de mystique, qui aurait côté un peu effrayant mais qui reste nuancé. Je pensais par exemple au groupe Air, dont la musique a quelque chose de planant qui est à la fois angoissant et agréable.

Julia : Pour nous ce qui est intéressant ce n’est pas de montrer qu’on est en prison, c’est de travailler sur ce qu’on en fait. Comment cela nous transforme et comment est-ce qu’on arrive à s’en libérer. Est-ce que l’enfermement peut régler les problèmes ? Est ce qu’on ne peut pas être mieux, emprisonné, lorsqu’on est trop mal dehors ? Ne peut-on pas trouver son confort dans la prison au point de ne plus jamais arriver à en sortir ? Qu’est-ce que la prison change en nous ?

Lumières, peintures, musique… Ces éléments accentuent-ils cette idée d’enfermement ?

Laora : Oui, ce sont d’autres manières de s’exprimer pour ces détenues : comment faire pour exprimer ce que les mots ne disent pas? Parce que les mots disent beaucoup finalement dans ce texte. On essaie de dépasser le texte, et cela se fait par la danse, le dispositif des lumières, l’ambiance. C’est pour cette raison que tout à coup les lumières s’éteignent et que les détenues deviennent de petits monstres, dans une sorte de jubilation.

Quelle est la place de la danse dans cette mise en scène? Comment as-tu travaillé, Julia, en tant que chorégraphe ?

Julia : D’abord la danse est juste une autre façon de s’exprimer, elle donne un second souffle, elle permet de ne pas avoir à parler et de s’exprimer avec le corps. On a toutes des corps différents, et les actrices ne sont pas danseuses. Dans ce cas, ce n’est même plus la question de la danse qui se pose, mais celle de relier la danse au théâtre. Comment le corps, sur un plateau, peut-il se suffire à lui même ? Il y a eu un important travail d’improvisations pour voir ce qui sortait naturellement pour chacune et s’interroger sur la manière de composer ensemble une écriture commune. On voulait dépasser l’idée de l’intervenante travaillant une chorégraphie de Pom-Pom girls, très connotée et quasiment impossible pour ces détenues. Sortir du cliché girly, avec les pompons, les mini-jupes, les jambes en l’air... Elles s’approprient cette danse, elles la transforment, elles en font une danse à elles qui devient quelque chose d’organique, une espèce de rituel.

Laora : À la fin, lorsque cela devient un cri de rage, elles sont prêtes. Ces danses racontent la formation du groupe alors qu’elles étaient des personnalités très isolées. La dernière chorégraphie, qui est de l’ordre du haka, est très intense. Elles ont toutes raconté leurs histoires, elles ont toutes été acceptées, elles ont toutes évoluées et elles sont enfin toutes ensemble.

Que cherchez-vous à provoquer comme réactions dans le public ?

Laora : Tout dépend du public. Pour l’instant il y a eu beaucoup de rires, des exclamations, des commentaires, des réactions directes. Ces réactions ont été assez troublantes. Il y a l’empathie qu’on essaie de provoquer pour ces femmes, ça s’est sûr.

Julia : On ne prévoit pas, parce que quant on prévoit ça ne marche jamais. On investit un état émotionnel sur scène, et en fait on est tout le temps surprises des réactions du public. Cette espèce d’imprévu nous porte, il influence notre façon de jouer, et c’est ça qui est beau dans le théâtre.

Lorsqu’on assiste au spectacle on se sent tiraillé entre des sentiments opposés : choc et dégout d’un côté, espoir et empathie de l’autre. Avez-vous cherché à remettre en cause de l’univers carcéral ? À mettre l’accent sur le fait que ces détenues restent des femmes, des humains comme les autres ?

Laora : Chacun est libre d’interpréter. L’idée de base c’est que ce sont des femmes qui ont eu des vies terribles et qu’on s’intéresse à la manière dont elles peuvent ou non s’en sortir.

Julia : Par ailleurs, ces femmes sont persuadées qu’elles sont innocentes. Elles n’attendent et ne veulent pas forcément de la compassion, au contraire. Elles prennent la parole plutôt dans une forme de revendication. Si espoir il y a, il se situe plutôt dans cette histoire d’amour qui se déroule dans un lieu où rien n’est propice au beau, à l’amour, à la liberté, à la sexualité. Et pourtant c’est présent, ça existe et personne ne peut freiner ça.

Le nombre 119 qu’on retrouve dans le titre et dans l’auditorium 119 de la prison est dans le texte une référence aux attentats du 11 septembre. Comment l’auteur vous l’a-t-il expliqué ? Comment vous en êtes-vous servies dans la mise en scène ?

Laora : Koffi Kwahule explique cet attentat, qui a été le départ d’une vague d’attentats, a bouleversé à la fois Etats-Unis mais aussi l’ensemble du monde. Pour lui, cela a marqué un renouveau, ne serait-ce que parce qu’il y a une rupture entre l’avant et l’après 11 septembre.

Julia : L’auteur le tourne positivement quand il demande : « qu’a fait l’Amérique pour mériter tant d’amour ? » Il met cela dans la bouche de la femme aux loups en disant « qu’a fait l’Amérique pour mériter d’être l’hostie par laquelle l’humanité allait conjurer le millénaire qui s’ouvre … L’holocauste a été accepté. Le millénaire est conjuré. Dieu bénisse l’Amérique ». C’est aussi la vision qu’a la femme aux loups de son histoire d’amour avec l’intervenante. Tout au long de la pièce elle dit « on ne tue que ce qu’on aime, on ne mange que ce qu’on aime » Cet espèce d’amour absolu, extrême, destructeur, violent explique aussi le fait qu’il faut forcément passer par la destruction pour aller vers la création.

Laora : L’auteur explique qu’il a l’impression qu’on en est arrivés maintenant à un stade où on est bloqués : on a épuisé notre terre, le système, le fonctionnement actuel des choses. Qu’est-ce qui va se passer ? Et qu’est-ce qu’on va faire ? La femme aux loups incarne cette idée : elle finit par tuer l’intervenante qu’elle aime, mais c’est presque un regret : elle le fait parce que c’est comme ça que doivent être les choses finalement.

Est ce que vous inscrivez cette pièce dans un cadre réaliste ? Est ce que cette histoire peut être raccroché à la réalité et l’actualité de nos jours ?

Laora : Il y a des moments très oniriques, et selon moi la pièce ne s’inscrit pas dans un cadre réaliste. Il pourrait y avoir une attente très réaliste sur le fait d’assister à un spectacle sur des prisonnières, mais finalement ce n’est pas du tout ce qu’on va voir : ni les répliques, ni la danse ne correspondent à des choses que l’on retrouve dans la vraie vie. En revanche les questions que l’on pose sont très actuelles, sur le rôle du théâtre, sur l’amour, sur la destruction. Cela nous a paru important aussi de montrer un couple de femmes, de monter une pièce où l’on voit la légitimité d’un couple homosexuel - à aucun moment n’est questionnée la légitimité de cet amour. Notre volonté est de rendre cet amour naturel, et c’est un geste politique aussi. Par ailleurs, même si ces femmes sont en prison, elles sont un écho par rapport à ce qui se passe à l’extérieur. Comment réverbèrent-elles cet écho là, celui des attentats, celui de la violence qu’elles ont subi ? Comment ce petit monde fermé reçoit-il et répercute-t-il les ondes de l’extérieur ? Peuvent-elles s’émanciper de leur situation à travers l’art, la relation à l’autre, l’amour ? Toutes ces questions nous semblent essentielles, et on cherche à ce qu’elles aient, elles aussi, de l’écho.

Entretien mené par Lola Bizeau